Naître, grandir et
mourir : voilà à quoi se résume la vie de tout homme. Aussi, « dès
qu’un homme naît, il est assez grand pour mourir », nous dira Martin
Heidegger. Des premiers pleurs au dernier soupir, l’Homme construit son
histoire sur terre. Mais, la morgue demeure un passage essentiel vers la demeure finale. Dans
ce hall lugubre et froid, c’est toute une équipe d’hommes et de femmes qui
s’affaire autour des corps sans vie pour donner à leur apparence un peu de
couleur. Nous avons donné la parole à l’une d’entre eux : Mme EZA
Victoria, sexagénaire et doyenne de la section des laveuses de la morgue du CHU
Sylvanus Olympio.
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L'ambiance lors du retrait des corps (Photo Actuloupe) |
B. B. : Dites-nous,
Mme Victoria, en quoi consiste votre travail ?
E.
V. : D’abord, lorsque le corps arrive à la morgue,
nous procédons à l’inventaire de tout ce que la personne portait sur lui :
bague de mariage, talisman, perles, bijoux ou autres objets précieux. Ces
objets sont retirés ou laissés sur le corps selon la volonté de la famille.
Après, nous faisons le transfert vers la salle de traitement pour que les spécialistes
qui administrent le formol puissent s’acquitter de leur travail. Ensuite, ils
emballent le corps pour la mise en casier. Nous autres intervenons ensuite au
moment du retrait du corps pour les obsèques. Nous faisons les formalités et la
connaissance du corps 48 heures à l’avance. Le moment venu, on nous fait sortir
le corps et nous le mettons au repos au moins pendant 2h avant de procéder au
lavage et à l’habillage. Le travail doit être terminé 1h ou 2 avant l’arrivée
des clients ; c’est pourquoi nous travaillons en accord avec eux en tenant
compte du programme des obsèques. Notre travail est très délicat et ne doit pas
être bâclé. Si l’entretien est réussi, quel que soit l’apparence de la personne
décédée, elle sera présentable au moment de l’exposition et ne va pas effrayer
les gens.
B.
B. : Depuis combien
de temps exercez-vous le métier de laveuse ?
E.
V. : Je l’exerce depuis près de trente ans et
c’est ici à la morgue du CHU que j’ai commencé.
B.
B. : Passer presque
la moitié de sa vie à travailler ici, ce n’est pas rien. Quel est donc votre
secret ?
E.
V. : (Rires…) D’abord, j’aime ce travail et
je le fais avec dévotion. Je considère
les personnes décédées soit comme mon père, ma mère, mon frère, ma sœur ou mon
enfant ; je leur consacre mon temps et leur accorde un soin particulier.
En outre, il faut savoir
comment accueillir le corps et dans quelles dispositions le mettre ; quelle
attitude adopter envers la famille endeuillée pour ne pas les offenser. A
chaque fois qu’on me confie un corps à entretenir, j’ai toujours une certaine
compassion et quel que soit l’apparence du corps, je m’applique à bien
l’entretenir. Voilà ce qui pousse les clients à toujours solliciter mes
services et je ne peux les décevoir. J’espère exercer ce métier jusqu’à ce que
la mort m’emporte aussi.
B.
B. : Comment y
êtes-vous arrivé ?
E.
V. : J’en suis venu à faire ce travail par
vocation, je crois. Avant, j’avais aussi peur des morts. Je n’aurais jamais
pensé m’y retrouver. J’avais appris la couture. Tout a commencé le jour où j’ai
rencontré une femme qui m’a demandé si je peux coudre un habit pour sa sœur
décédée et j’ai réussi de façon miraculeuse ; parce que coudre un habit
mortuaire, ce n’est pas la même chose que coudre pour un vivant. Alors, j’ai
décidé de me lancer pleinement dans ce domaine en apprenant en plus de la
couture des habits mortuaires hommes-dames, le lavage des corps et la chapelle
ardente. Entretenir les corps et les rendre présentables, c’est ce qui me fait
désormais vivre.
B.
B. : Existe-t-il
une formation proprement dite pour devenir laveur ?
E.
V. : Non. Il suffit de voir son supérieur faire
le travail et d’avoir beaucoup de courage et de force intérieure. Dans mon cas,
j’ai 3 apprentis : deux hommes et une femme. Il faut aussi être mature et
avoir de bonnes dispositions d’esprit.
B.
B. : Comment s’est
passé votre premier jour de travail ?
E.
V. : Je dirai que j’ai ressenti … de l’émotion et
de la peur. Ça a été difficile au début,
j’avoue. Ma patronne m’a présenté le corps et m’a remis l’éponge. Lorsque j’ai
touché le corps… sa raideur et sa froideur m’ont secoué intérieurement et j’ai
hésité. J’ai eu du recul. Mais, ma patronne m’a donné une ferme tape dans le
dos et cela a suffit pour que je fasse vaillamment le travail. Et depuis là, je
n’ai pas oublié ce geste.
B.
B. : Quelle est la
proportion des femmes qui travaillent ici ?
E.V. : Elles peuvent représenter le quart de
l’effectif total.
B.
B. : Quel regard la
société porte sur vous ?
E.
V. : Les gens ont peur de nous à cause des préjugés
parce qu’ils pensent que nous utilisons des pouvoirs spirituels. Je ne peux
nier qu’il y en a qui en font usage mais ce n’est pas obligatoire. Moi, je suis
chrétienne et je n’ai jamais eu de problème depuis que je fais ce travail. Cependant,
il y a certains secrets concernant ce travail que nous ne pouvons jamais
révéler mais cela n’a rien à voir avec des choses occultes. Après tout, tout
travail quel qu’il soit a ses secrets. Ceux qui l’ont compris nous considèrent
comme des gens ordinaires.
B.
B. : Quelles sont
les contraintes liées à votre métier ?
E.
V. : Souvent, on nous fait des propositions
malhonnêtes. Il y a de grandes personnalités d’ici et d’ailleurs qui viennent
personnellement ou par personnes interposées pour nous demander de leur vendre
certaines parties du corps des morts. Ces services sont périlleuses aussi bien
pour nous que pour ceux qui viennent nous les demander. Il y a eu parmi nous
certains qui en sont morts. L’essentiel est d’avoir envers le mort dont on a le
soin du respect et de la révérence.
B.
B. : Ce travail,
a-t-il une influence quelconque sur vous ?
E.
V. : (…) Non, pas en tant que tel. Plutôt, il a
renforcé ma foi chrétienne et m’a permis de me rapprocher de Dieu. Toutefois,
je suis convaincue qu’il y a une vie après la mort et nous devons la préparer
ici-bas.
B.
B. : Avez-vous une
retraite comme les fonctionnaires d’Etat ?
E.
V. : Non, on travaille sous contrat et la plupart
de nous ont d’autres occupations. Le travail d’équipe fait que chacun
intervient suivant un emploi de temps précis. Personnellement, je suis
pleinement dans le domaine, je vis de ça mais ce n’est pas le cas pour tout le
monde.
B.
B. : Avez-vous un
syndicat ?
E.
V. : Non, nous n’en avons pas encore.
Cependant, c’est un projet en cours.
B.
B. : Toutefois,
bénéficiez-vous des conditions essentielles pour bien faire votre
travail ?
E.
V. : Oui, nous avons des matériels de travail
appropriés. Nous recevons régulièrement des médicaments et des produits pour
nous désinfecter. Mais surtout, c’est Dieu qui nous protège. La plupart du
temps, nous ignorons ce dont est morte la personne mais cela ne nous empêche
pas de faire notre travail.
B.
B. : Désormais, que
représente la mort pour vous ?
E.
V. : A force de côtoyer les cadavres, la
mort est devenue pour moi quelque chose de banale et d’inévitable qui peut
surprendre à tout moment. Malheureusement, c’est une réalité difficile à accepter…
Un jour, c’est quelqu’un d’autre qui lavera aussi mon corps. (rires…) Et,
ainsi, va la vie !
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